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François Lallier

Poésie-Littérature

Sur La voie du large, de Michèle Finck

 

Vient de paraître en janvier 2024, le sixième livre de poésie de Michèle Finck aux éditions Arfuyen, La voie du large.

 

 

            Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préservent, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue, l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

 

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

 

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix. Pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

            La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

            On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relevant d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

            Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qu’ils racontent, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle est fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

            Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

 

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

 

 

François Lallier

 

 

 

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